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Seminaire d’Ars /2
Autonomie de la conscience, loi morale et Magistère de l’Eglise
Ars, septembre 1992

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Avant d’entrer de plein pied dans le problème, il est nécessaire de se situer à la bonne place, sur le bon terrain susceptible de faire naître une véritable réflexion théologique. Quelle est cette bonne place ? Et le bon terrain? Ma réponse est immédiate: c’est la subjectivité chrétienne. Et par “subjectivité chrétienne”, je veux dire simplement la personne en tant qu’elle est appelée à suivre le Christ dans ses choix de tous les jours. Donc, la personne qui choisit de suivre le Christ, dans la certitude que c’est bien là la voie qui conduit à la vie éternelle, objet suprême de son désir. Ce n’est qu’après avoir réfléchi sérieusement sur cette réalité que nous pourrons affronter le problème de façon correcte.

Nous avons ainsi déjà identifié les étapes de notre cheminement. Le premier point de notre réflexion sera donc consacré à la réflexion sur la subjectivité chrétienne; le deuxième point aura pour but d’éclaircir le concept d’autonomie de la conscience et celui de la loi morale; le troisième traitera leurs rapports réciproques.

 

1. La Subjectivité chrétienne

 

Cette réflexion a une double importance. Par cette considération, nous voulons sortir du éthique dont j’ai parlé dans ma première conférence, et abandonner toute forme de légalisme. Mais, d’autre part, ce n’est qu’en nous immergeant profondément dans le vécu de la subjectivité chrétienne que nous pouvons prendre la bonne voie pour résoudre le problème que nous nous sommes posés.

Partons de la description d’une expérience très simple. A chacun de nous, il arrive... d’agir contre sa propre conscience car, à chacun de nous, il arrive... de pécher. C’est-à-dire que chacun de nous sait, par expérience, que sa liberté peut choisir contre sa conscience. La conscience dit: “cette action que tu as projeté d’accomplir est injuste”, mais notre liberté choisit d’accomplir cette action contre le jugement de notre conscience. Analysons maintenant cette expérience, de façon brève mais attentive.

La connaissance que j’atteins grâce au jugement de la conscience ne suffit pas à diriger mes choix: elle n’a pas ce pouvoir. D’autre part, personne ne choisit de faire le mal parce que cela est mal: il est impossible que notre volonté s’oriente vers le mal justement parce que cela est mal. Tout comme les oreilles ne peuvent percevoir le silence et tout comme les yeux ne peuvent percevoir les ténèbres, de même la volonté ne peut désirer faire le mal. Ainsi, entre le jugement de la conscience et le choix de la volonté en opposition au jugement de la conscience, est intervenu, s’est interposé, un “jugement” qui a jugé que, pour moi, il était bon de faire ce que la conscience disait être mal. C’est ce jugement qui a dirigé ma liberté. Dorénavant, nous l’appellerons donc le “jugement de choix” (judicium electionis). De cette manière, nous avons découvert qu’il existe, qu’il peut exister, deux jugements pratiques: celui que nous appelons le “jugement de conscience”, et celui que nous appelons le “jugement de choix”.

Pour l’instant, laissons le premier de côté et concentrons toute notre attention sur le second, afin de découvrir sa nature intime. Qu’est-ce qui “pousse” la raison pratique à se contredire elle-même (jugement de conscience) et à formuler ce jugement ? Si nous regardons au fond de nous-mêmes avec attention, nous voyons que la raison pratique est “poussée” vers ce jugement parce que la personne ressent une affection intime pour cette bonté qui, au contraire, a été jugée par la conscience comme n’étant pas authentique. “Cette action est intimement injuste, car c’est un adultère”, dit la conscience. Grâce à ce jugement, on connaît la bonté, la beauté de la fidélité conjugale et, per contrarium, la malice, la turpitude d’une telle action (l’adultère) qui est projetée. Toutefois, la personne ressent une attirance intime non pas vers la bonté ou la beauté de la fidélité conjugale, mais vers le bien qu’implique l’acte sexuel. C’est à cause de cet amour que la personne pense: “il est bon pour moi de m’unir à cette femme”; elle élabore son “jugement de choix”.

Pour décrire la naissance du “jugement de choix” d’une façon plus précise et plus technique, on peut dire que tout jugement rationnel est la conclusion de deux prémisses au moins, car il s’agit ici d’un mode normal humain de raisonner. Alors que le jugement de conscience est la conclusion de deux prémisses qui sont l’oeuvre de la raison, le jugement de choix est la conclusion de deux prémisses qui ne constituent pas un acte rationnel, mais sont des “mouvements appétitifs” de l’homme. Le raisonnement qui se conclut par le jugement de conscience est le suivant: l’adultère est une action injuste (M); mais cette action que j’ai l’intention de réaliser est un adultère; donc, “cette action que j’ai projetée... est une action injuste” (= jugement de conscience). Le raisonnement qui se conclut par le jugement de choix est le suivant: je veux faire ce qui m’apporte du plaisir (M); cette action est agréable (m); donc, elle est bonne pour moi (= jugement de choix). Il est aisé maintenant de voir comment le premier type de raisonnement se réalise dans les limites de la raison pratique: il me permet de connaître la vérité sur ce qui est bien/ce qui est mal, rien de plus. Le deuxième type de raisonnement ne se produit pas seulement dans les limites de la raison mais aussi dans l’affectivité: il me fait connaître-choisir ce qui est bien pour moi (et qui, en réalité, peut être mal). Aristote a dit, avec beaucoup de finesse: c’est un jugement qui choisit et un choix qui juge. Et, pour saint Thomas, le jugement de choix permet au jugement de conscience d’entrer dans l’affectivité humaine.

Avançons maintenant d’un pas vers le centre de la subjectivité chrétienne et réfléchissons justement sur les deux prémisses du jugement de choix.

Dans l’exemple ci-dessus, on peut voir qu’il y a deux mouvements spirituels impliqués dans le jugement de choix: l’un de caractère général (je veux faire ce qui m’apporte du plaisir) et l’autre de caractère plus particulier (cette action est agréable). Réfléchissons attentivement sur ces deux couches de notre vie spirituelle et sur leur rapport réciproque.

Ces deux mouvements, ou actes de notre liberté, portent un nom précis dans la grande tradition éthique de l’Eglise: le premier s’appelle intention et le second choix. Dorénavant, nous emploierons aussi ces termes. L’intention indique le mouvement que nous avons vers une certaine catégorie de biens. Je m’explique avec un exemple très simple. Boire de l’alcool n’est pas la même chose que commettre un adultère et toutefois ces deux actions ont quelque chose en commun: elles sont toutes deux agréables. C’est-à-dire que toutes deux appartiennent à la même catégorie de bonté. Le personnage de Don Juan, ou la vie au “stade esthétique” dont parle Kierkegaard dans des pages célèbres, sont l’expression d’une existence intentionnée, c’est-à-dire orientée vers cette catégorie de biens. J’ai donné là un exemple négatif mais il est évident que la personne s’oriente, est intentionnée, vers les divers biens qui peuvent lui permettre de se réaliser en tant que personne. Je dirais que, pour ce qui concerne l’intention, nous pouvons nous en tenir là pour le moment.

Mais c’est justement une caractéristique de l’intention qui pousse la volonté à rechercher ce bien particulier auquel aspire la personne, à réaliser ce bien vers lequel l’intention fait mouvoir la personne. L’intention pousse à choisir: c’est-à-dire à réaliser l’action qui actualise l’intention. Celui qui suit le Christ a l’intention de vivre dans la pauvreté, dans l’humilité. Mais comment réaliser cette intention, cette orientation? C’est le choix qui le fera: le choix qui sera concrètement réalisé par la personne. Et ce choix de pauvreté, d’humilité implique un jugement (de choix) très détaillé: suivre le Christ pauvre n’implique pas des exigences identiques pour le moine, pour l’évêque ou pour une personne mariée, ces exigences changeant aussi in raison et diversité des circonstances.

Arrêtons-nous encore un instant sur cette dialectique intention-choix dans la subjectivité humaine: c’est à travers elle, en effet, que s’ouvre la porte permettant, sous peu, de pénétrer le mystère le plus profond de la personne. Le rapport entre l’intention et les choix, le passage de l’intention au choix sont profondément différents du rapport entre la loi morale et la conscience, du passage de la loi morale à la conscience. Et cette diversité doit être bien vue, sinon nous ne pouvons saisir le mystère de la subjectivité chrétienne. Le rapport entre la loi morale et la conscience est le rapport entre l’universel et le particulier: c’est-à-dire qu’il s’agit de voir si cette action est ou non prise en considération par la loi universelle, si la norme universelle peut ou non l’assumer (souvenez-vous des trois solutions au problèmes d’H.V.). Le rapport entre l’intention et le choix est le rapport entre un bien qui, en général, est voulu, et sa réalisation: il ne s’agit pas simplement, et seulement, de ramener un individu à son espèce ou de replacer un cas particulier dans la norme générale. Dans le passage de l’intention au choix, on a là un événement spirituel bien plus profond. La personne a l’intention de suivre le Christ pauvre. Nombreuses, et toujours changeantes, sont les circonstances qui font qu’un choix et qu’une action peuvent être qualifiés de choix de pauvreté et d’action pauvre. Les choix de pauvreté ne sont pas seulement des cas spécifiques auxquels peut être appliqué le concept général de pauvreté. Au contraire, il s’agit d’illustrations diverses les unes des autres, aucune d’elles n’en reprenant une autre puisque chacune réalise de façon originale l’intention de suivre le Christ pauvre. La pauvreté de François n’est pas la même que la pauvreté d’Ignace.

Avant de poursuivre cette ébauche de la subjectivité chrétienne, je voudrais attirer votre attention sur deux conséquences, parmi tant d’autres. Compte tenu de ce rapport intention-choix, la première conséquence réside dans le refus total de la théorie de l’option fondamentale, telle qu’elle a été formulée au cours des dernières années. Au plan théorétique, elle est insoutenable et ce, à divers points de vue, mais surtout parce qu’elle rompt cette dialectique entre l’intention et le choix, essentielle à la subjectivité humaine et chrétienne: c’est justement pour cela que la troisième solution donnée au problème d’H.V. est fausse. Dans l’homme, l’intention ne peut se réaliser que par et dans le choix. La seconde conséquence est encore plus importante. Elle peut être énoncée comme suit: dans l’existence humaine et chrétienne, ce qui est décisif n’est pas le jugement de conscience, mais le jugement de choix. Je m’explique. On ne devient pas chrétien en pensant le devenir, tout comme on n’existe pas en pensant exister. Je ne deviens pas très chrétien en pensant profondément au christianisme: la pensée de l’homme ne crée pas l’existence. Il existe un seul moyen de devenir chrétien: choisir-décider de devenir chrétien. Mais le jugement de conscience n’est que potentiellement pratique, alors que le jugement de choix est réellement pratique: c’est l’exercice de la raison dans l’action même du choix: usus rationis in particulari eligibili, dit saint Thomas (1, 2, q. 58, 2c). C’est avec une authentique finesse spirituelle que saint Thomas enseigne que la science morale circonstanciée, tout comme celle qui peut être rejointe grâce au jugement de la conscience, “non sufficit ad recte ratiocinandum circa particularia” (1, 2, q. 58, 5c). L’insuffisance réside dans le fait que la connaissance produite par le jugement de la conscience peut être négligée par la personne au moment du choix; cette connaissance peut être une connaissance qui ne considère pas la personne, comme étant cet individu-là, avec ses désirs, et qui doit agir dans cette situation donnée. Si cette connaissance n’exprime pas ce que l’individu désire actuellement, elle reste inopérante. Tout devra être repris, lorsque nous parlerons de la reconstruction de la subjectivité chrétienne.

Reprenons maintenant notre description de la subjectivité chrétienne. Ainsi: l’intention et le choix sont les deux pôles à l’origine de l’action qu’accomplit la personne, l’action par laquelle elle se réalise en tant que personne. Nous devons alors nous demander: comment les intentions naissent-elles en nous ? C’est-à-dire quelles sont les dispositions permanentes qui rendent une personne capable des choix les meilleurs ? En fait, ici, nous entendons l’intention au sens fort du mot, en tant que dispositions permanentes rendant la personne apte à effectuer les meilleurs choix: ceux qui réalisent pleinement l’essence de la personne comme telle.

La question peut avoir une signification psychologique (les processus par lesquels une personne devient vertueuse), une signification pédagogique (comment une personne est éduquée à la vertu) et une signification anthropologique et théologique: en quoi consiste le fait d’être vertueux ? Nous nous limitons à ce dernier sens: il nous introduit enfin au centre de la subjectivité chrétienne, de la personne en tant que sujet agissant. La personne et l’action.

De façon synthétique mais exhaustive, être vertueux signifie être les auteurs, au véritable sens du mot, de son acte: être capable d’agir. La personne vertueuse, en effet, agit de telle façon que son action lui appartient entièrement. Nous allons maintenant analyser cette situation de façon plus profonde, en partant non pas d’une exposition théorique, mais d’une illustration pratique.

Qui est-ce qui suit le Christ pauvre ? Certainement pas celui qui choisit la pauvreté de façon improvisée, mais celui qui, jour après jour, réalise un style de vie pauvre. Mais cela ne suffit pas encore: c’est le côté matériel du choix, comme dirait les scolastiques. C’est la réalisation d’un style de vie pauvre justement parce que c’est ainsi que l’on devient un disciple du Christ, parce que la pauvreté nous place à la suite du Christ. Si, maintenant, nous pénétrons davantage dans cette expérience du “nudus sequi Christum nudum”, nous voyons immédiatement que le disciple présente une disposition stable et uniforme qu’il a introduite dans les principes donnant naissance à l’action libre, ainsi que ceux-ci sont capables de réaliser une existence véritablement bonne, conforme à la règle de la raison illuminée par la foi.

Et, de façon plus analytique: une syntonie profonde s’instaure entre la personne et le bien (la pauvreté du Christ): les intentions sont orientées très précisément. En conséquence, la personne est disposée à chercher et à choisir les actions qui concrétisent le but vertueux (suivre le Christ pauvre) de façon appropriée aux circonstances, et à choisir celles-ci justement pour cette raison. Et voilà que ces actions ne naissent donc pas par hasard ! Tout en restant variables, tout en restant soumises aux circonstances, elles sont toutefois toujours choisies pour la même raison, car elles concrétisent une certaine intention (suivre le Christ pauvre). En d’autres mots, la personne donne origine à une histoire car son existence cesse d’être une trame désordonnée et devient la réalisation d’un projet. C’est une existence au sens fort du mot: c’est une existence née de ses choix effectués librement. C’est en cela que consiste le fait d’être vertueux.

Avant de poursuivre, nous allons refaire brièvement le chemin parcouru pour décrire la subjectivité chrétienne. Nous avons commencé par distinguer le jugement de conscience et le jugement de choix. Nous nous sommes ensuite intéressés au jugement de choix et nous avons vu qu’il a ses racines dans les intentions: la dialectique intentions-choix est une dimension constitutive de la subjectivité chrétienne. En réfléchissant sur les intentions, nous avons vu qu’elles sont “confirmées” par les vertus ou les vices, et ce, de façon positive ou de façon négative. La vertu constitue une autre dimension essentielle de la subjectivité chrétienne. Quelle est l’origine de cette orientation stable vers ce qui est bien (intentions vertueuses), orientation qui donne ensuite naissance au choix? Il existe une origine, naturelle, dirons-nous, c’est-à-dire constituée par la structure même de la personne, et plus précisément par la structure de la volonté. C’est le désir de béatitude qui habite dans le coeur de l’homme, le désir d’atteindre la plénitude de l’être (adpetitus naturalis beatitudinis). Mais en quoi consiste cette plénitude de l’être ? C’est la raison pratique de l’homme qui doit répondre et c’est la liberté qui doit vouloir: se constitue alors un projet existentiel de bonheur. Saint Thomas écrit que se réalise une délibération à propos de soi-même en référence au but ultime, c’est-à-dire la béatitude. Comme toujours, dans sa concision squelettique, le texte de saint Thomas renferme une intuition profonde de la vie spirituelle.

Il s’agit d’une “délibération”, c’est-à-dire d’un acte résultant de la coopération de la raison et de la volonté. De la raison, qui présente les diverses réalisations possibles de la vie heureuse et qui les juge; de la volonté, qui choisit une de ces réalisations. Voilà la délibération. Mais on délibère sur soi-même, c’est-à-dire sur les diverses possibilités d’existence, non pas comme possibilités logiques, mais comme possibilités réelles: on délibère sur la façon d’exister. Mais par rapport à quoi ? En effet, on peut délibérer sur la façon d’exister par rapport au fait, par exemple, qu’on a choisi d’être médecin ou bien de ne plus travailler. Et ainsi de suite. Mais on délibère sur soi-même “par rapport au but ultime”. C’est-à-dire: par rapport au fait que l’on désire un bonheur authentique, par rapport au fait que l’on entend répondre à ce désir. C’est pourquoi j’ai parlé de “projet existentiel de bonheur”. C’est ce projet qui est la racine immédiate de notre attitude d’intentionnalité, d’orientation vers les différents biens qui réalisent le projet existentiel de bonheur. Les différentes intentions sont ensuite confirmées par les vertus, qui peuvent engendrer les choix justes: c’est-à-dire les choix grâce auxquels l’homme réalise les différents biens et s’achemine ainsi vers le bonheur.

Que se passe-t-il dans la subjectivité chrétienne? Saint Paul le décrit très bien dans Ph 3, 3-10. Il vivait dans un projet existentiel fortement enraciné dans la tradition de son peuple. Le projet est indiqué comme “une justice lui appartenant et dérivant de la loi”. Mais, lorsqu’il rencontre le Christ, tout son projet existentiel est changé en totalité: gagner le Christ, se trouver en Lui, connaître la puissance de Sa résurrection. Et son style de vie tout entier change, tout comme les choix concrets qui constituent ce style.

Nous pouvons maintenant dire que nous avons terminé notre brève description de la subjectivité chrétienne. Parcourons à nouveau le chemin mais, cette fois, en partant de la source ultime. Dans la rencontre avec le Christ, la personne élabore son projet existentiel. Cette élaboration inspire ses intentions, faisant mouvoir la personne vers ces biens dans lesquels peut se réaliser ce projet: intentions confirmées par les vertus. Le projet et les intentions vertueuses prennent corps dans les choix concrets, choix dans lesquels ne se réalisent et ne se concrétisent que le projet et les intentions.

 

2. Au coeur de la subjectivité chrétienne

 

Ce n’est que maintenant seulement que nous pouvons commencer à parler de (autonomie de la) conscience, de loi morale, de Magistère de l’Eglise. C’est-à-dire, après avoir décrit la subjectivité chrétienne.

En effet, c’est en elle que nous devons maintenant voir la conscience et la loi morale: c’est à son service que se place le Magistère de l’Eglise. Ainsi, nous devons identifier le lieu précis où se situent loi morale et conscience, et le Magistère. Ce sera donc une réflexion encore analytique, dans laquelle nous considérons en elles-mêmes les trois réalités précédentes. Le point suivant de notre réflexion nous fera connaître quels sont leurs rapports réciproques.

En réfléchissant à propos de la subjectivité chrétienne, je pense que nous nous sommes rendu compte de l’importance centrale du choix, et donc, du jugement de choix. En réalité, le choix est comme un point de tangence sur lequel s’appuie tout le volume de la sphère placée sur le plan. La Tradition éthique de l’Eglise a toujours souligné cette importance décisive. C’est le choix, qui donne la vie d’une façon ou d’une autre; c’est dans le choix que chacun de nous devient - comme écrit Grégoire de Nysse - son propre père et sa propre mère.

Dans la réflexion sur le rapport entre intentions vertueuses et choix, il faut éviter de tomber dans une erreur présente très souvent aujourd’hui dans la théologie morale. C’est l’erreur de celui qui pense que le passage des intentions vertueuses (ou attitudes) au choix se produit de manière spontanée (c’était déjà l’idée de Luter). La réalité est bien différente. La vertu est une détermination dans la volonté ou dans les passions, détermination dont la volonté de la personne peut disposer à son gré. Ainsi, non seulement la vertu ne diminue pas la possibilité de choisir, mais elle l’accroît, du fait qu’elle met à la disposition de la personne une capacité d’agir dont celle-ci ne disposerait pas autrement. Et c’est justement sur ce passage des intentions aux choix que nous allons maintenant concentrer notre attention.

Qu’est-ce qui peut faire choisir la volonté? Il faut bien noter que j’ai dit “peut faire choisir” et non pas “fait choisir”. Le choix, en effet, est un acte produit exclusivement par la volonté. Aucune autre faculté humaine n’exerce une causalité efficient. C’est le fait que la personne entrevoit dans l’acte possible une telle bonté et une telle valeur, que celui-ci est rendu digne d’être voulu: sans cette évaluation, il ne peut pas, véritablement et proprement, y avoir de choix. Ainsi, le fait qu’un bien soit présenté à la volonté rend possible que celle-ci, par elle-même, inspire un acte d’amour (= choix) de ce bien. Mais il faut faire attention. Le bien doit se montrer comme tel, dans sa forme de bien. La volonté peut choisir ce bien justement parce qu’il est tel et du fait qu’il est un bien. C’est-à-dire qu’il s’agit d’une véritable autodétermination au sens complet du mot, d’un mouvement de soi proprement dit. C’est plus qu’une simple prise de conscience: je peux avoir conscience du fait que je respire, mais l’action de respirer n’est pas un choix pour autant. C’est une nécessité naturelle qui reste telle, même si j’en prends conscience.

Grâce à cette évaluation, à cette vision de la bonté inhérente à l’action pouvant être accomplie, la personne ne suit pas simplement des inclinations ou des désirs donnés qui, en effet, peuvent aussi être bons, mais elle est capable, par elle-même, de donner naissance, de produire en elle un mouvement totalement volontaire vers un bien pouvant être réalisé, du fait qu’il est représenté par la raison pratique. Sans l’intermédiaire de cet acte d’évaluation, on ne passe pas des intentions aux choix: au maximum, il peut y avoir une attitude tout simplement spontanée. Mais la spontanéité n’est pas la liberté.

Ainsi donc, cette évaluation, ce jugement quant aux valeurs, qui rend le choix possible, c’est ce que nous appelons le jugement de conscience, ou, la conscience morale. Dans le contexte de la subjectivité humaine et chrétienne, elle se situe en arrière (pourrait-on dire) de l’acte du choix; elle se situe parmi les intentions (vertus) et le choix. Si nous avons correctement compris cette disposition, nous pouvons maintenant comprendre la nature intime de ce jugement qu’est la conscience, et le sens précis dans lequel on peut et on doit parler d’autonomie de conscience, et le sens dans lequel on ne peut et on ne doit pas parler d’autonomie de conscience.

Avant tout, donc, la nature de ce jugement. Il s’agit d’un acte de notre raison pratique, d’un jugement par lequel la personne connaît la qualité morale de l’action qu’elle peut accomplir, qu’elle est sur le point d’accomplir. Mais pour bien comprendre la nature de ce jugement et de la connaissance que l’on atteint grâce à lui, il faut se rappeler la distinction à partir du jugement de choix que nous avons fait. Le jugement de la conscience est un jugement, en soi, purement rationnel. D’après lui, “voilà l’action que je dois/ne dois pas faire dans cette situation”. Il s’agit d’une évaluation de l’action suivant les circonstances, action qui est encore considérée en elle-même, c’est-à-dire indépendamment des désirs et des intentions de l’individu. C’est pour cela que ce jugement n’est pas immédiatement pratique, comme le démontre le fait qu’il peut être contredit par le choix effectué librement. Et, en effet, le choix naît de la volonté, des désirs et des intentions de la personne.

Tout en étant un jugement particulier, le jugement de la conscience a, en lui, une exigence d’universalité. Il possède une justification qui lui est propre et qui ne se fonde pas sur des références si personnelles qu’elles en sont indicibles et ne peuvent être communiquées. Dans le jugement de conscience, la personne dit en même temps: “c’est là l’action que je dois accomplir”, et “n’importe qui, à ma place, devrait accomplir cette action”. Qu’est-ce qui fait que la conscience a cette capacité d’être à la fois jugement particulier et jugement universel? Nous découvrons ici une autre dimension importante du jugement de conscience.

La raison élabore ses jugements selon les lois universelles et nécessaires. La conscience est un jugement de la raison qui a pour objet un acte circonstancié au maximum, mais qui est jugé à la lumière de la vérité de la personne, de la dignité de celle-ci. Lorsque la conscience dit “c’est là l’action que je dois accomplir”, elle le dit parce qu’elle a vu que, dans cette action, la personne humaine comme telle se réalise et s’affirme. J’ai bien dit “la personne humaine”, et non pas “mon Moi”. La conscience ne juge pas selon ce qui me plaît, selon ce qui m’est utile: à la suite de saint Augustin, saint Bernard dirait: en référence à ce que “tamquam privato sui ipsius amore desiderat anima” (De diversis, Sermon 8, 9). C’est là que réside la grandeur (mais aussi la faiblesse) de la conscience. En elle, l’homme devient conscient de sa vérité en tant que personne, de la bonté propre à sa personne, de la valeur particulière de sa personne mais dans la mesure où cette vérité exige maintenant d’être affirmée et non pas niée; dans la mesure où cette bonté exige maintenant d’être aimée et non pas haïe; dans la mesure où cette valeur exige maintenant d’être sauvée et non pas perdue. Affirmation, amour, salut, que la conscience doit réaliser dans l’acte qui, de ce fait, est jugé comme étant juste. C’est dans la conscience que l’homme reste en quelque sorte “emprisonné” dans sa vérité, au sens où il est maintenant obligé.... d’être libre, de faire ses choix. C’est-à-dire: en ce sens, la conscience libère l’homme. Elle libère l’homme car elle le soumet à la vérité: c’est pour cela que nous sommes libres – dit saint Augustin –, parce que nous sommes soumis à la vérité.

Et c’est précisément à partir de ce rapport profond entre la conscience, la vérité et le choix que nous pouvons maintenant dire dans quel sens on peut et on doit parler d’autonomie de conscience.

La signification première, dont, selon moi, dérivent toutes les autres, est que l’homme ne peut pas choisir librement sans utiliser le jugement de sa conscience: radix totius libertatis judicium rationis, dit saint Thomas. L’homme ne peut choisir librement si ce n’est du fait qu’il suit le jugement de sa conscience, et que celui-ci a été formé. Alors, dans ce sens, l’homme doit toujours suivre le jugement de sa conscience parce que, tout simplement, il doit toujours agir en humanité, c’est-à-dire librement. Agir en conscience et agir librement sont en quelque sort la condition et le “conditionné”.

En conséquence, l’autonomie de la conscience signifie que, dans ses évaluations, l’homme ne doit pas se laisser guider par les passions, par ses désirs, mais exclusivement par le désir pur, par le désir désintéressé de connaître la vérité à propos du choix, de l’acte qui l’affirme en tant que personne. Non par des considérations utilitaires, des calculs. Lorsque la personne commence à regarder du côté des conséquences utiles ou nuisibles de son acte, elle a déjà renoncé à l’autonomie de la conscience.

Et encore: l’autonomie de la conscience signifie ne pas accepter le critère de la majorité comme critère de vérité sur ce qui est bien ou mal, et suivre l’opinion de la foule. C’est avec bonheur que Familiaris Consortio déclare: “L’Eglise, qui suit le Christ, cherche la vérité, qui ne coïncide pas toujours avec l’opinion de la majorité. Elle écoute la conscience et non le pouvoir, et par cela même elle défend les pauvres et les méprisés” (5, 2). Juger en étant libre de tout conditionnement des idées à la mode; juger en étant libre de ses propres passions et de ses propres intérêts; juger uniquement en se soumettant à la vérité: voilà l’autonomie de la conscience.

Nous pouvons maintenant, per contrarium, dire dans quel sens on ne peut et on ne doit pas parler d’autonomie de conscience.

Là encore, il existe un sens erroné, à l’origine, de l’autonomie de conscience. C’est l’erreur qui naît lorsqu’on considère le fait de se reconnaître obligé et celui de s’obliger soi-même comme étant des faits identiques. Sur la base de cette erreur, l’autonomie de conscience est vue comme le fait que le fondement, la source ultime causant l’obligation, est le jugement de conscience. C’est-à-dire que le jugement de conscience n’est pas seulement ce que par l’intermédiaire duquel (principium quo) je reconnais que je suis obligé de..., mais ce qui (principium quod) m’oblige à... Donc, autonomie de conscience signifie qu’il n’existe pas une vérité, une bonté, une valeur précieuse de la personne, qui précèdent la conscience et l’illumine, mais que cette vérité, cette bonté et cette valeur précieuse sont constituées dans et par le jugement de conscience.

Donc, autonomie de conscience finit (et a fini) par signifier purement et simplement: liberté d’agir; ici, la confusion est tout simplement tragique ! Du fait que la conscience n’a aucun point de référence qui lui est imposé et que c’est elle-même qui s’impose ses propres critères, alors elle est libre. Et nous sommes arrivés au concept de “liberté de conscience” qui donne naissance à une ambiguïté terrible. La liberté de conscience se renverse pour devenir la conscience de la liberté propre.

Enfin, troisième signification erronée, l’autonomie de conscience signifie qu’aucune autorité ne peut entrer dans le milieu propre de la conscience: dans ce milieu, chacun est absolument autonome. Ce que l’autorité peut et doit faire est constituer certaines règles pour que vivent ensemble les diverses libertés (cadre de la justice), mais elle ne peut s’arroger, comme le fait le Magistère de l’Eglise, l’autorité pour dicter des règles de comportement quant à la vie, “privée”, dirons-nous, de chacun. C’est un attentat contre l’autonomie de la conscience et il doit être combattu.

La réalité, c’est qu’avec cette exaltation de l’autonomie et de la liberté de la conscience, sans doute aujourd’hui plus que jamais, on voit l’homme manipulé et une stratégie puissante organisée pour provoquer le consentement à travers la manipulation de l’opinion. Avec le rappel à la conscience, la conscience et la subjectivité humaine et chrétienne ont été détruites. Mais le moment est maintenant venu de parler de l’autre réalité, la loi morale, et ce, toujours dans le contexte de la subjectivité.

A propos du jugement de conscience, nous avons vu comment il naît de la confrontation entre une action se présentant comme possible dans une situation donnée et la vérité, la bonté, la dignité de la personne humaine comme telle. Vérité, bonté et dignité qui peuvent être affirmées/niées, aimées/haïes, sauvées/perdues dans l’action de la personne, justement. C’est dans ce contexte que nous pouvons comprendre ce qu’est la loi morale et la fonction qu’elle exerce dans le cadre de la subjectivité humaine et chrétienne.

Tout d’abord, la nature de la loi morale. Encore une fois, partons d’un exemple. Dans la personne humaine, il existe la tendance, l’instinct au rapport sexuel avec une personne de l’autre sexe, et la science démontre comment la sexualité est “construite” de façon telle qu’elle peut donner origine à un nouvel être humain. Nous pouvons donc dire que le but propre (il faut bien noter ce “propre”) à la sexualité est l’union sexuelle pour donner origine à une nouvelle vie. Pouvons-nous aussi dire que c’est aussi le but dû (debitus finis)? Que le but propre (de la sexualité) et le but dû (de la sexualité) ne font qu’un? Cette identité doit être refusée. Pourquoi?

Grâce à sa raison, la personne humaine comprend que:
a) être quelqu’un est essentiellement différent et plus qu’être quelque chose;
b) le corps est un corps personnel et la personne est une personne corporelle;
c) donc, la sexualité est une sexualité personnelle et la personne est une personne sexuée (“homme et femme Il les créa”). La personne s’est connue elle-même: elle est éclairée par la vérité sur elle-même. Dans cette lumière, on se pose les questions suivantes: quel est l’exercice de la sexualité, quel est l’acte sexuel qui affirme cette vérité? Quel est l’acte qui nie cette vérité? Et on arrive à la conclusion suivante: seul l’acte de l’amour conjugal ouvert au don de la vie affirme (c’est-à-dire réalise) la vérité de la personne; tout acte différent de celui-ci nie (c’est-à-dire ne réalise pas) la vérité de la personne. A ce moment, c’est-à-dire au moment où la personne humaine parvient a connaître ce rapport entre un acte et la personne, alors, à ce moment-là, elle a découvert une loi morale.

Ainsi, dans son essence, la loi morale est, au sens propre, un jugement de la raison par lequel je connais le rapport existant entre un acte et l’être de la personne comme pouvant être réalisé (et perfectionné) dans un acte libre. Ce jugement, c’est la loi morale.

Toutefois, par analogie, la loi morale peut aussi signifier non formellement le jugement rationnel par lequel je connais le rapport existant entre l’acte et la personne, mais bien ce rapport lui-même. C’est comme lorsque l’on parle d’un “aliment sain”, au sens d’un “aliment qui engendre la santé”. On comprend alors pourquoi le but propre n’est pas la même chose que le but dû. L’inclination en tant que telle n’est pas la loi morale; la loi morale se constitue par l’intermédiaire de la raison.

Il est important pour nous de voir la différence entre la connaissance que j’atteins par ce jugement rationnel qu’est la loi morale, et celle que j’atteins par ce jugement rationnel qu’est la conscience morale. La première connaissance est universelle et n’est que potentiellement particulière; la seconde est particulière et n’est que potentiellement universelle. Je m’explique: ce dont parle la loi, c’est l’acte de la personne non pas considéré du point de vue des circonstances dans lesquelles la personne concrète peut l’accomplir, ni de celui du but qu’une personne concrète se propose en l’accomplissant. C’est l’acte de la personne vue en soi et pour soi, dans son rapport pur avec la personne comme telle, en ce qu’il peut être l’objet de la volonté libre, sans tenir compte d’aucune autre considération relative au fait de le vouloir ou non. On comprend donc pourquoi cette connaissance est universelle: partout où existe une personne qui accomplit cet acte, ce qu’affirme la loi morale est vrai. Et on comprend aussi pourquoi cette connaissance est potentiellement particulière et a donc peu de probabilités d’être pratiquée. L’acte considéré par la loi morale n’existe pas dans la réalité, au sens où l’acte réel est toujours plus que l’acte ainsi considéré. Ce n’est pas là une connaissance erronée, mais limitée et incomplète.

C’est pour cela que la connaissance que j’atteins grâce à la conscience est nécessaire: elle me permet de connaître l’acte dans son caractère particulier, à la lumière aussi de la loi morale, comme nous allons le voir bientôt.

Etant donné la nature de la loi morale, nous pouvons nous demander quelle est sa fonction dans la subjectivité humaine et chrétienne. Et c’est là un point très important.

Repartons une fois encore de l’exemple déjà donné. Il est clair que la personne a conscience de la tendance naturelle - antérieure à sa volonté - existant au rapport avec une personne de l’autre sexe. Il est tout aussi certain que ce rapport ne se réalise pas humainement, s’il ne se réalise pas librement. La liberté est appelée à assumer cette inclination: ce vers quoi elle inclination est penché est un bien humain. Mais c’est justement là le point: vers quoi penche-t-elle? Ou bien, et c’est la même chose: Quel est le bien propre de la sexualité, en quoi consiste justement la bonté de la sexualité? C’est là une question de la raison, c’est-à-dire à laquelle doit répondre la raison. Dans quel sens? Au sens où la personne doit se clarifier à elle-même, et en elle-même, cette inclination; au sens où c’est la raison qui doit présenter cette bonté vers laquelle la liberté peut orienter la personne et parvenir à un choix. Alors, la raison parvient à connaître ce bien qui, non seulement est possible (operabile), mais est aussi dû (operandum). Que signifie dû? Un bien tel qu’il appartient comme tel à la volonté rationnelle, qui fait que si la volonté choisit, elle doit choisir ce bien-là si elle ne veut pas se renier elle-même; se détruisant elle-même au moment même où elle s’affirme. Nous pouvons maintenant répondre à la question. La fonction de la loi morale dans la subjectivité humaine consiste à faire connaître quels sont les biens dus à la personne comme telle. “Dû” signifie: convenance originelle qui fait que le bien (indiqué par la loi morale) et la volonté rationnelle s’appartiennent mutuellement. Ce bien est le bien propre de la personne: la volonté rationnelle est orientée vers ce bien. La loi morale indique donc le chemin de la vie.

Toutefois, l’expérience semble démentir tout ceci de façon tragique. Nous entrons maintenant dans la subjectivité chrétienne. En effet, si la loi morale exprime cette appartenance réciproque, cette convenance originelle entre le bien et la volonté rationnelle, pourquoi la volonté rationnelle se sent-elle orientée vers une tout autre direction? Cela fait assumer à la loi morale la fonction d’“accusateur”, au sens où elle fait prendre conscience à l’homme qu’il est “vendu au péché”. Et cette conscience le fait invoquer le Rédempteur. Il régénère la subjectivité de la personne, en libérant sa liberté (celle de la personne).

Nous avons vu la naissance de la conscience morale et de la loi morale au coeur de la subjectivité humaine et chrétienne. Nous devons maintenant voir le rapport existant entre elles et quel service le Magistère moral de l’Eglise est appelé à assurer à l’égard de la subjectivité humaine et chrétienne et, donc, de la conscience et de la connaissance morales. C’est là le troisième et dernier point de notre réflexion.

 

3. Conscience, loi morale et Magistère

 

La loi morale et la conscience représentent les deux moments fondamentaux au cours desquels se réalise la vie de l’esprit à la recherche de la vérité sur le bien de la personne. Ce sont deux étapes sur le même chemin portant à la connaissance de la vérité sur le bien. Elles ont leurs racines dans cette attitude spirituelle que les anciens appelaient sinderesi, c’est-à-dire cette capacité innée de l’esprit à saisir la bonté, à produire en soi la notion de bien et les principes suprêmes de l’ordre moral. Et elles ont leurs racines dans cette tension spirituelle que la personne a vers la plénitude de l’être qui pousse la personne à rechercher comment elle peut être atteinte par la vérité, c’est-à-dire à rechercher la vérité sur le bien. C’est sur ce but commun à la loi morale et à la conscience que je voudrais attirer votre attention. Aussi bien la loi morale que la conscience indiquent, comme nous l’avons vu, une activité rationnelle, c’est-à-dire une conscience de la vérité. Si, pour des raisons didactiques, l’exposition précédente a surtout mis en lumière leur distinction, nous devons maintenant récupérer leur unité profonde.

Si, avec l’aide des grands maîtres qui l’ont décrite – de Platon à Newman –, nous prenons profondément conscience de cet événement spirituel que constitue l’expérience éthique, nous voyons qu’elle est l’expérience d’une bonté qui doit nécessairement être reconnue, aimée par moi non du fait et parce que je suis moi-même et non un autre. Par moi, en tant que sujet rationnel. C’est la volonté rationnelle comme telle dont il s’agit ici. Saint Thomas dit que celui qui affirme que le bien dépend de la volonté divine et non le contraire, est un blasphème. Il y a là quelque chose de profond. C’est la volonté rationnelle comme telle dont il s’agit ici; donc, toute volonté rationnelle, que ce soit celle de Dieu ou celle de la créature, celle de l’ange ou celle de l’homme. L’expérience éthique est la perception d’un ordre intrinsèque à l’être en tant que tel, d’une Mesure qui transcende tout être et lui est immanente.

Toutefois, l’expérience éthique n’est pas cela seulement. En elle, chacun de nous est interpellé dans l’unicité qui est la sienne: personne ne peut prendre ma place. C’est à travers le choix que j’effectue qu’il m’est demandé de reconnaître, d’aimer ce bien, cet ordre intrinsèque à l’être.

L’expérience éthique, c’est ce croisement entre l’universalité et la singularité, entre l’éternité et la temporalité: c’est le souffle de l’éternité dans le temps. C’est pourquoi la connaissance du bien se réalise à travers une vision d’un ordre qui exige de prendre corps dans notre choix le plus concret (= la loi morale) et à travers une vision du bien propre du choix concret à la lumière de l’ordre de l’être (= conscience morale). C’est comme un cercle qui se créé dans la vie de l’esprit.

Quand est-ce que ce “cercle” se brise? Quand la loi morale et la conscience s’opposent-elles? C’est justement cette désarticulation intérieure qui s’est produite ces dernières années.

Ce rapport se brise lorsque le concept de vérité est extirpé de la réflexion éthique. Cette expulsion signifie que la quête de bonheur habitant le coeur de l’homme ne peut avoir de réponse pouvant être qualifiée de “vraie” ou de “fausse”. Se demander s’il est possible de distinguer un bonheur vrai d’un bonheur faux n’a pas de sens, car être heureux signifie se sentir heureux. Ainsi, la projection de toute existence échappe à tout jugement ayant un caractère de valeur universelle. Cela est également valable pour les choix qui concrétisent et réalisent ce projet.

Mais l’homme ne vit pas seul, il vit en société. Il est donc nécessaire d’instaurer des règles afin qu’il soit consenti à chacun, par des choix librement faits, de réaliser son projet de vie, librement élaboré. Voilà les lois valables pour tous les hommes: elles ont uniquement pour fonction de régler les intérêts opposés: se demander si elles sont vraies ou fausses n’a pas de sens. Il suffit de se demander si elles sont capables ou non de fonctionner. Et, à ce point, le concept de vérité est totalement rejeté hors de l’éthique: une éthique sans vérité.

Dans ce contexte, le rapport entre conscience morale et loi morale est pensé comme un rapport entre l’autonomie de la personne (qui réalise son projet de vie par ses choix librement effectués) et les règles qui limitent cette autonomie. Qu’une autorité puisse imposer des normes pour régler ce qui est du domaine de l’autonomie de la conscience n’a plus aucun sens. Par exemple: que la loi civile considère comme mariage uniquement celui qui se célèbre entre un homme et une femme n’a aucun sens, vu qu’il s’agit ici de projeter sa propre sexualité. Alors, on demande le mariage homosexuel.

Au niveau de la société civile, on voit se détruire le tissu connectif de la société humaine; dans le cadre de l’expérience de foi, on voit le sujet se déraciner de la communion ecclésiale dont j’ai déjà parlé. Et il ne pouvait en être autrement. Seule la vérité sur le bien crée la communion, et non pas le sentiment individuel du bien.

Si l’on considère les deux situations spirituelles que nous venons de décrire, nous pouvons maintenant comprendre aisément quel est le devoir du Magistère social de l’Eglise.

 

A/ Dans le contexte d’une subjectivité humaine et chrétienne saine, le devoir du Magistère est vu de façon correcte comme ce qui aide la raison de l’homme à découvrir la vérité sur le bien de la personne. Il réalise ce service de deux manières: en enseignant quel est l’exercice de la liberté, l’acte de la personne qui détruit le bien de celle-ci (par exemple, c’est le cas d’H.V.), ou bien en indiquant les actes qui réalisent le bien de la personne.

Il est très clair que le Magistère ne peut se substituer à la conscience, ce que personne ne peut faire: voilà le sens juste de l’autonomie, ainsi que nous l’avons vu. En enseignant les normes morales négatives, il indique ce que la conscience ne doit jamais juger comme étant bien; en enseignant les normes morales positives, il indique les critères suivant lesquels la conscience doit juger l’acte que la liberté est sur le point de réaliser.

 

B/ Dans le contexte d’une subjectivité humaine et chrétienne déviée, le devoir du Magistère est tout simplement impensable. Il est refusé, car il est impensable de pouvoir l’accepter. Pour ce qui touche au cadre de la vie, soit il est considéré comme une ingérence indue (“le Pape n’a pas le droit de nous enseigner comment nous devons vivre notre sexualité conjugale”), soit, au maximum, il est vu comme l’un des nombreux points de référence qu’il est prudent d’avoir en considération. En dire davantage, c’est nier l’autonomie de la conscience (comprise ici de façon erronée).

Pour ce qui est de la dimension plus sociale, le Magistère peut être accepté en tant qu’instance qui aide à produire un consensus sur des valeurs communes, sur certaines règles fondamentales de comportement social.

Et nous en sommes ainsi arrivés à notre point de départ: le véritable problème est la reconstruction d’une subjectivité humaine et chrétienne authentique, régénération de l’homme dont Jésus parle à Nicodème.

 

Conclusion

 

L’Apôtre se place devant la conscience de l’homme: c’est-à-dire devant la personne au moment où elle projette et juge les choix qui réaliseront ou ne réaliseront pas sa personne. Il ne peut donc pas dissimuler honteusement la vérité ou bien la falsifier. Ce serait trahir l’homme et être responsable de sa perdition. En fin de compte, se placer devant la conscience de l’homme, c’est se trouver en face de Dieu, car Dieu est Celui qui veut que chaque homme soit sauvé et parvienne à la connaissance de la Vérité.

Chacun de nous doit se placer devant sa conscience, et non pas devant la société ou devant l’opinion de la majorité. Devant chaque personne dans sa valeur précieuse infinie. La personne est elle-même, de façon éminente, lorsqu’elle choisit. Servir la conscience signifie dire, sans aucune dissimulation honteuse, la vérité sur le bien de l’homme: pour que l’homme ne se trompe pas dans ses choix.